Entrepreneuriat au féminin #3 : entrevue avec Sexplore

Dans le cadre de la journée internationale des droits des femmes le 8 mars, nous avons voulu mettre en lumière l’entrepreneuriat au féminin et les coopératives de notre réseau qui sont exclusivement ou très majoritairement dirigées par des femmes.

Marlene Bovenmars, co-fondatrice de la coopérative Sexplore, et Tiffany Clovin, nouvelle membre de la coop, ont répondu à nos questions.

 

Réseau COOP : Pouvez-vous présenter votre coop en quelques mots ?

Marlene (M) : Sexplore est une coopérative féministe à but non lucratif, qui offre aux adultes un programme de 6 mois leur permettant de développer les connaissances, les outils et les espaces pour explorer et apprécier leur sexualité et leurs relations intimes. Le programme s’adresse pour le moment aux personnes qui s’identifient comme femmes ou qui ont une vulve, et s’articule autour de 3 éléments clés : la connaissance (pour mieux comprendre nos expériences sexuelles et relationnelles grâce aux faits des sciences physiques et sociales); outils pratiques (qui utilisent des techniques comme la respiration, la visualisation, le mouvement, le massage, ainsi que des conseils de communication); et des espaces où les gens peuvent se connecter (ateliers de 3 heures que les gens peuvent faire seuls ou en petits groupes, ainsi que des sessions en direct avec des participants de partout dans le monde).

Nous sommes une équipe de quatre femmes, 11 conseiller.ère.s, issu.e.s de différents champs d’expertise, et 8 conseiller.ère.s junior de 18 à 25 ans. Nous sommes une grande équipe ! Pour ma part, j’ai d’abord commencé en sociologie et anthropologie, et j’ai beaucoup travaillé dans des projets communautaires, en Europe et dans les pays en voie de développement. Depuis quelques années, je suis également coach en relations et sexualité.

Tiffany (T) : J’ai rejoint l’équipe de Sexplore récemment. J’ai une expérience hybride, j’ai travaillé en ressources humaines, puis le monde de la banque en service clientèle et coordination régionale. J’ai voulu donner du sens à mon travail, j’ai pris un congé sabbatique, et intégré une start-up en innovation sociale pour offrir des sous-vêtements menstruels pour les femmes, ce qui m’a permis de rencontré de nombreux.euses entrepreneur.euse.s sociaux. Quand j’ai rencontré Marleen, j’ai tout de suite adhéré au projet de Sexplore : la mission, comme la structure coop, me correspondent, répondent à mes valeurs. Je suis aussi artiste, j’écris, je fais du théâtre, et je trouve un équilibre entre mes intérêts féministes et mon écriture.

(M) : en visitant notre site web, vous pourrez voir tous les profils de notre super belle équipe.

Pourquoi avez-vous choisi le modèle coop ?

(M) : J’ai co-fondé deux coopératives au Royaume-Uni, et cela a été une très belle expérience. Chaque fois la motivation était d’avoir un modèle où tout le monde est propriétaire, a le sens des responsabilités, croit en ce modèle qui encourage les gens à donner le meilleur d’eux-mêmes dans leur travail et s’y épanouir, c’était donc une évidence d’opter pour ce modèle au Québec.

Nous avons également fait le choix d’avoir une coop à but non lucratif et avec un mode de gestion horizontale, sans hiérarchie, sans direction. Nous travaillons vraiment ensemble, comme des pairs, chacune d’entre nous apporte ses compétences et expériences variées. Nous croyons que ce modèle, où l’on travaille ensemble et où nous avons chacune une voix égale dans les grandes décisions, nous permet de donner le meilleur de nous-mêmes. Nous avons réparti les tâches et rôles au sein de la coopérative en trouvant cet équilibre entre les compétences, les intérêts de chacune, les besoins de la coop et nos propres besoins ou aspirations en tant qu’individu. C’est très motivant et nous pouvons nous concentrer sur ce que nous aimons vraiment, développer de nouvelles compétences. Dans le modèle classique, tout est très planifié, avec des échéances ou des objectifs stricts, des budgets et livrables à respecter, etc. Dans notre modèle, nous sommes encouragées à prendre des initiatives. Quand nous avons une initiative ou une décision à prendre, nous en parlons aux membres de l’équipe qui sont impactées par la décision ou qui ont une expertise en lien avec la décision, nous avons donc tendance à travailler en petits comités, encore une fois sans hiérarchie. Cette façon de fonctionner nous permet d’être plus alerte et de mieux savoir saisir les différentes opportunités qui se présentent.

En quoi ce modèle vous correspond en tant que femme entrepreneuse* ?

(T) : Notre modèle de gestion horizontale fait que l’on se sent toutes investies, nous pouvons développer ce sentiment de confiance les unes envers les autres, ce sentiment d’empouvoirement. Personne ne nous dit quoi faire, si nous décidons de prendre en charge un projet, on le fait parce qu’on en a envie ou que cela sert le développement final de la coop. En tant que femme, j’ai un problème avec l’autorité, dans le sens où je ne vais pas forcément prendre ma place, faire entendre ma voix ou apporter mes idées – d’ailleurs il n’y a pas toujours la place pour que je puisse apporter mes idées. Dans le modèle coop, il y a vraiment de la place pour que chacun, chacune soit présente. Je pense que pour une femme, pour la société dans laquelle on vit et dans laquelle on est conditionnée, c’est une formidable liberté et zone de croissance.

(M) : Notre modèle nous permet d’être féministe, sans hiérarchie, et de mettre en pratique nos valeurs : le plaisir, la confiance, la diversité, que nous promouvons dans nos programmes pour notre clientèle mais que nous pouvons aussi mettre en pratique dans notre vie de tous les jours au travail. Nous priorisons le bien-être pour nos membres afin d’être pleinement nous-mêmes, nous voulons créer un espace pour faire vivre la confiance, accueillir diverses opinions et perspectives, pour prendre ultimement de meilleures décisions. Je pense que c’est ce qui manque le plus dans tant d’entreprises très hiérarchiques : l’ouverture au challenge. Mais c’est seulement quand on se challenge, quand on challenge nos points de vue, que l’on peut trouver ce qui manque, quels biais nous avons, quelles erreurs on peut faire par rapport à notre point de vue initial, et au travers de ce processus on peut développer de meilleurs services.

Si vous avez une expérience passée dans un autre type d’entreprise, ressentez-vous une différence dans les relations de travail ?

(T) : Dans le milieu de la banque, j’ai eu la chance d’être sous la direction d’hommes très ouverts, qui s’attendaient à ce que je les challenge, qui prenaient en compte mon opinion et ma voix : c’est pour cela que j’ai pu rester aussi longtemps. Mais je me suis confrontée au fait que c’étaient ces personnes-là justement qui faisaient que ma job était intéressante, et que je pouvais me sentir à l’aise. Mais à cause de la structure-même de l’entreprise, il suffisait d’enlever cette personne, et je perdais ma place, ma voix, je n’étais plus accueillie pour qui j’étais. Cela m’est arrivé de passer du jour au lendemain d’une personne qui me faisait entièrement confiance et me laissait toute la liberté dans la façon dont j’accomplissais mon travail, à quelqu’un qui était là pour me donner des ordres et s’attendait à ce que j’accomplisse mon travail exactement comme il le voulait. La structure en elle-même ne me permettait plus d’être moi. La structure fait qu’on n’a pas la place pour être soi.

Le fait de passer dans une structure coop protège cette possibilité-là de s’exprimer. Pour rebondir sur ce que dit Marlene, j’avais beau challenger mes boss, je savais que la décision finale leur appartenait. Ici, les décisions se prennent ensemble, et je suis impressionnée de voir à quel point chacune accueille le challenge, la remise en question. On avance ensemble, et au final, la décision nous appartient à toutes, on se sent investies de ce qui se passe ensuite. C’est déstabilisant au départ, j’ai de vieux réflexes, mais petit à petit je prends confiance. Je dois me déconstruire : j’ai déjà fait des étapes en ce sens avant d’arriver dans la coop, là je fais le dernier bout du chemin avec la coop. C’est à la fois un émerveillement et très déstabilisant de découvrir à quel point c’est possible d’être autant soi-même, alors que j’ai été habituée à cacher des parties de moi tout le temps pour négocier avec les environnements dans lesquels je me trouvais. Être accueillie pleinement, c’est vraiment génial tout en étant très perturbant.

(M) : Je n’ai jamais travaillé dans des espaces traditionnels très hiérarchiques, mais je sens quand même une grande différence maintenant, parce que nous sommes toutes égales et toutes propriétaires de la coop. Nous avons choisi l’auto-gestion et la gestion horizontale, nous avons choisi de ne pas avoir de direction : cela permet d’éviter le syndrôme du fondateur ou directeur, qui devrait avoir plus de voix, plus de salaire parce qu’il aurait fondé l’entreprise ou aurait plus d’ancienneté, même si après d’autres personnes se joignent à l’organisation en ayant tout autant de responsabilités. Notre modèle n’est pas forcément facile mais cela fait une différence pour les nouveaux.elles qui rejoignent notre équipe. Par exemple, nous avons choisi d’avoir le même salaire, car chaque personne apporte son expertise, son background, et la même valeur à l’organisation.

Selon vous, est-ce que le modèle coop permet de réduire les inégalités salariales, plafond de verre, etc. dans la carrière d’une femme ?

(M) : Oui, surtout si c’est combiné avec une approche féministe et d’auto-gestion. Une coop peut être très hiérarchique, c’est possible.

(T) : Je n’ai pas d’autre expérience en coop mais cela faisait longtemps que je voulais travailler dans ce genre de modèle. Je ne peux pas parler pour les autres coops, mais ici il y a tellement de transparence, cela réduit beaucoup le risque d’inégalités dans les positions, salaires. Les documents financiers sont accessibles pour tout le monde, on sait ce qu’il se passe dans la coop, quels sont les chiffres.

Est-ce que dans votre coop, le 8 mars c’est tous les jours ? Avez-vous quelques exemples concrets à partager ?

(T) : je pense que oui !

(M) : Le meilleur exemple est nos réunions d’équipe chaque semaine, on passe en revue toutes nos décisions, on les prend ensemble. Quand on voit la rapidité à laquelle se développent des start-up, en général il y a cette idée qu’il faut saisir toutes les opportunités, il faut aller vite, grossir vite, et plusieurs entrepreneur.euse.s sont proches ou font des burn-out. Dans la coop, le fait de décider ensemble signifie aussi de décider ensemble le rythme auquel on veut se développer et croître : nous n’avons pas de direction qui nous impose un rythme effréné, et nous priorisons la santé et le bien-être de nos membres. Nous sommes flexibles sur les événements de vie, pour adapter la charge de travail entre nous. J’ai déjà fait un burn-out dans une ancienne expérience de travail, dans une très belle organisation, en étant trop dédiée à mon travail. C’est donc très aidant de pouvoir décider ensemble de notre vitesse de croisière.

Si vous aviez un conseil à donner à une femme entrepreneuse qui hésite sur la forme juridique de son entreprise, que lui diriez-vous ?

(T) : C’est très important de s’écouter, et d’être en accord avec son choix, qu’on opte pour une entreprise privée, un OBNL, une coop. Son choix doit lui convenir et lui permettre de déployer son projet et d’avoir envie de travailler tous les jours.

(M) : Oui en effet, se renseigner auprès de personnes qui évoluent dans différentes structures, et leur demander ce qu’elles aiment dans chaque modèle. Je conseillerais aussi ce livre sur l’auto-gestion, qui m’a énormément aidée et inspirée – tous les principes décrits dans le livre sont appliqués dans divers pays à travers le monde aujourd’hui : « Reinventing organizations » de Frédéric Laroux, on peut le télécharger gratuitement. Le livre analyse le développement des organisations sous le prisme de toute l’humanité, et met en lumière les manières les plus innovantes de travailler ensemble.

En 1 mot/phrase, être une femme entrepreneuse en coop ?

(T) : J’ai beaucoup passé beaucoup de temps ces derniers mois à prendre un temps de réflexion, me demander où je serais bien. J’avais l’impression que la seule solution serait d’être travailleuse autonome, afin d’être en plein pouvoir, libre, avoir la capacité de faire avance ce que je voulais; mais en même temps j’avais très envie d’être en équipe. Ce que j’ai trouvé dans la coop Sexplore, c’est ce parfait équilibre : on est à la fois pleinement soi et en équipe, c’est extraordinaire.

(M) : Être créative et à l’écoute de ce qu’il se passe dans la société, être socialement et environnementalement consciente, pour toute la chaîne conduisant à nos produits ou services : considérer tous nos impacts, qu’ils soient directs ou indirects, et s’assurer d’avoir un impact positif dans la communauté et pour l’environnement.

Propos recueillis le 25 février 2021 par l’équipe du Réseau COOP lors d’un entretien zoom. 

Merci à Marlene et Tiffany d’avoir répondu à nos questions. Pour en savoir plus sur Sexplore.

* Nous avons choisi d’utiliser le terme « entrepreneuse » et non « entrepreneure » après avoir demandé conseil auprès de la coopérative l’Argot, spécialiste en services langagiers et écriture épicène. Le choix de ce terme apporte plus de visibilité à l’entrepreneuriat féminin.