Entrepreneuriat au féminin #4 : entrevue avec L'Argot

Dans le cadre de la journée internationale des droits des femmes le 8 mars, nous avons voulu mettre en lumière l’entrepreneuriat au féminin et les coopératives de notre réseau qui sont exclusivement ou très majoritairement dirigées par des femmes.

Marie Bordeleau et Fannie Poirier, co-fondatrices de la coopérative L’Argot, ont répondu à nos questions.

 

Réseau COOP : Pouvez-vous présenter votre coop en quelques mots ?

Fannie (F) : L’Argot est une coopérative de travailleuses organisée en mixité choisie, c’est-à-dire que nous préférons nous organiser avec des femmes et des personnes non binaires; nous avons aussi un membre qui s’identifie comme homme, mais avec qui nous partageons des affinités quant à la critique de l’oppression des genres.

La mission de la coop est double. Premièrement, nous offrons des services de traduction et des services langagiers à nos clientèles cibles, qui se trouvent dans les domaines de l’économie sociale, de la coopération internationale et des luttes sociales. Nous les aidons à travers nos services professionnels à atteindre la meilleure communication possible dans le cadre de leurs activités.

Deuxièmement, nous voulons créer un lieu de travail nous permettant de lutter contre la précarité du travail à la pige dans notre domaine de travail, un domaine très largement occupé par des femmes qui travaillent de façon contractuelle ou à la pige.

Notre ambition en créant une coop de travail dans le domaine de la traduction est donc de contribuer à un meilleur transfert de l’information et des communications entre les différents milieux culturels et linguistiques du Québec, et de renforcer le milieu du travail de la traduction pour offrir des structures solidaires et concrètes pour les femmes de notre domaine.

Marie (M) : Concernant notre clientèle, j’ajouterais que nous faisons de plus en plus affaire avec le milieu universitaire, ainsi qu’avec le domaine des arts et culture. Toutes nos membres viennent de milieux féministes, politiques, coopératifs; nous pouvons ainsi allier nos expertises, étant à l’aise avec plusieurs lexiques liés à des milieux que nous connaissons bien de l’intérieur.

En ce moment, nous sommes quatre membres fondatrices et un membre qui s’est joint par la suite. Nous offrons des services de traduction, d’interprétation, de sous-titrage et de révision linguistique.

(F) : Chacune d’entre nous a sa spécialité, dans sa langue, selon sa formation professionnelle. Cela nous permet d’avoir une offre de service diversifiée. Dans la coop, nous avons aussi chacune un chapeau différent pour la gestion administrative.

Pourquoi avez-vous choisi le modèle coop ?

(M) : L’idée de départ est de « déprécariser » le travail à la pige et d’offrir des services à des milieux qui nous parlent. Au début, nous avons jonglé avec la forme OBNL, mais nous voulions nous offrir des conditions de travail de qualité, avoir notre mot à dire dans l’entreprise qu’on allait créer et pouvoir co-construire une entreprise qui nous rapporterait au bout du compte… Tout cela nous a fait choisir le modèle de la coop plutôt que de l’OBNL.

(F) :

Entre les membres de l’équipe, nous partageons une certaine sensibilité anticapitaliste et critique. Pour moi, c’était important de m’organiser dans le cadre de mon travail avec des gens avec qui je partage des affinités sur la façon dont je me projette dans le monde. Le modèle coop nous a aussi permis d’offrir un modèle qui était nouveau dans notre domaine d’activité : dans le monde de la traduction, on a, en général, d’un côté les grosses agences qui font beaucoup de sous-traitance et qui offrent souvent des conditions de travail et des salaires discutables, et de l’autre côté, l’immense marché gris des travailleur.euse.s à la pige et des gens qui travaillent de façon contractuelle. Pour nous, choisir le modèle coop était une façon de suggérer qu’il y a d’autres façons de faire notre travail. Le pari de l’Argot, c’est vraiment de se dire qu’entre professionnelles, et entre femmes, nous savons de quoi nous avons besoin, nous sommes capables d’aller chercher les ressources nécessaires pour se créer des structures qui correspondent à nos valeurs et à nos besoins à long terme. Je n’ai jamais regretté ce choix!

(M) : Nous connaissions le modèle coop par les milieux d’où nous provenons, et l’une de nos membres avait fait partie d’une coop de travail. Mais nous ne connaissions pas tous les rouages internes d’une coop de travail.

(F) : Sans le Parcours COOP que vous offrez, nous aurions mis beaucoup plus de temps à comprendre toute la structure administrative.

En quoi ce modèle vous correspond en tant que femme entrepreneuse* ?

(M) : Un des points principaux est d’être nos propres patronnes, de décider pour nous-mêmes des mandats que nous choisissons, des clientèles qui nous intéressent, de notre mode d’organisation, de notre fonctionnement interne. Aussi, le milieu de la traduction est fortement dominé par les femmes, mais on entend peu parler des femmes traductrices : dans les structures existantes, ma perception est que ce sont souvent les hommes qui sont mis de l’avant. Je trouve aussi important de pouvoir profiter de la force de notre collectif et du poids que nous avons en nous mettant ensemble.

(F) : Moi aussi, c’était par besoin personnel de me créer un travail où j’aurais des perspectives d’avenir intéressantes, qui me permettraient aussi d’avoir beaucoup plus d’autonomie dans la gestion de mes tâches et dans ma vie au travail en général. Le fait d’être dans une coop de femmes me procure un immense sentiment de sécurité. Je n’ai pas à avoir l’impression que je vais être la féministe de service, je ne sens pas que je vais déranger si je prends de l’initiative, du leadership. Si je démontre des qualités entrepreneuriales dans mon milieu de travail, cela va être soutenu et apprécié par mes collègues. Je n’ai pas le sentiment de compétition ou de bataille qu’il faut parfois montrer dans un milieu mixte pour faire valoir son expérience, son expertise, son professionnalisme. Pour moi, c’est très sain de travailler avec des amies et des femmes. Nous attachons beaucoup d’importance à souligner la valeur du travail des unes et des autres, à intégrer des notions de soin, d’écoute, de bienveillance dans nos rapports au travail et cela change toute la donne, en comparaison à l’expérience que j’aurais pu avoir en agence, par exemple.

Si vous avez une expérience passée dans un autre type d’entreprise, ressentez-vous une différence dans les relations de travail ?

(F) : Absolument. C’est surtout au niveau de la co-construction d’idées que je vois une grande différence. Du fait de notre modèle coopératif et de la teneur de nos relations, qui est beaucoup teintée d’amitié et de soin, il y a une approche très différente de l’approche plus productiviste, utilitaire, souvent présente dans les liens au travail. Comme Marie le disait, nous avons un plus grand contrôle sur nos conditions de travail, nous pouvons négocier à la ligne près nos modalités de prestation de service, nos délais de remise, etc.

(M) : Je viens plutôt du milieu des OBNL, mes emplois précédents étaient dans les milieux féministes et de solidarité internationale. Le fait de travailler en collectif et de prendre des décisions ensemble n’est donc pas nouveau pour moi, mais j’étais rendue à un point dans ma vie où je voulais faire valoir ma profession et m’orienter vers un travail qui me permettrait de ne pas être précaire et d’assurer mon avenir, tout en gardant de l’espace pour faire ce qui me fait tripper. En coop, le soutien, la confiance, la force de négociation sont vraiment différents de ce qui caractérise le travail à la pige.

Selon vous, est-ce que le modèle coop permet de réduire les inégalités salariales, plafond de verre, etc. dans la carrière d’une femme ?

(M) : Notre coop n’est pas inégale, puisque notre collègue masculin a le même salaire que nous! Nous sommes une entreprise encore en démarrage donc il faut faire des sacrifices pour le développement de notre coop, mais cela est provisoire.

(F) : Je pense qu’il faut faire attention parce qu’il y a beaucoup de potentiel libérateur dans les modèles de l’économie sociale, mais je ne crois pas que le modèle coopératif détienne toutes les réponses pour lutter contre l’oppression patriarcale. Je pense que n’importe quelle structure qui permet aux femmes de s’organiser en mixité choisie ou en non-mixité a énormément de potentiel pour aider la lutte des femmes dans la reconnaissance de leur expertise, de leur professionnalisme et de la valeur de leur travail. Dès qu’on a la possibilité d’organiser des modes de fonctionnement qui sont un peu plus décentralisés, moins hiérarchiques et qui donnent plus de parole à chacune des membres, on a beaucoup plus d’éléments en main pour parvenir à une conversation égalitaire. Cela dit, cela dépend énormément de chaque personne qui s’implique dans la coopérative et des valeurs qui sont intégrées dans la mission, le plan d’affaires, etc. Pour maintenir notre ambition féministe, nous portons une grande attention à notre recrutement : comment on recrute, comment on intègre la nouvelle personne. Je dirais que le modèle coopératif facilite le travail féministe, mais le vrai outil du combat, ce sont les féministes elles-mêmes.

(M) : La question du leadership est centrale. Je pense que c’est rare les autres modèles d’entreprise qui permettent autant de possibilités d’exercer son leadership, de se pratiquer. Effectivement, cela dépend de l’équipe, il y a des coopératives plus hiérarchiques, qui adoptent des fonctionnements différents des nôtres. Nous avons fait le choix de nous organiser entre personnes qui ont un réel intérêt d’offrir l’espace nécessaire pour pousser les autres à développer leur plein potentiel dans la coop. C’est ce qui fait la différence.

(F) : Oui, nos membres ont des valeurs antiautoritaires et antihiérarchiques. Les valeurs que nous portons individuellement sont transmises dans la structure de la coopérative. Si, dans cinq ans, l’équipe a complètement changé, nous ne pouvons pas garantir que la structure comme telle puisse soutenir ces idéaux pour toujours. Cela dépend vraiment de nous.

Est-ce que dans votre coop, le 8 mars c’est tous les jours ? Avez-vous quelques exemples concrets à partager ?

(M) : C’est clairement tous les jours !

(F) : Le 8  mars c’est tous les jours, vraiment !

(M) : Sur le plan très spécifique de notre travail, les enjeux féministes dans la traduction et dans la rédaction font partie de notre quotidien. À chaque contrat, nous réfléchissons à comment rendre le texte plus épicène, nous vérifions les préférences de la clientèle. Cela fait partie de notre sensibilité. Nous tentons de ne pas reproduire un langage de domination.

(F) : Oui, nous nous intéressons beaucoup à l’écriture inclusive, à la rédaction épicène et au langage antiautoritaire. La façon dont notre féminisme se démontre dans nos activités quotidiennes est vraiment pluriel : d’abord au niveau des gens avec qui on travaille – on est souvent amenées à travailler à des conférences très inspirantes, notamment dans le milieu de la justice pour les personnes migrantes, ou avec des organismes de défense des droits autochtones. Nous avons souvent l’occasion d’entendre des témoignages à travers notre travail, des expériences de femmes qui vivent de nombreuses oppressions intersectionnelles – entre la race, la classe, le genre. Nous sommes toujours en train de jongler avec ces thèmes dans le cadre de nos contrats et de notre travail. C’est une richesse incroyable puisque cela nous permet de continuer à travailler notre esprit critique et notre approche envers les luttes en cours et les discours, les pratiques, etc. Ensuite, le fait de miser sur la coopération et le leadership de nos amies dans le cadre de l’entreprise est en soi un processus féministe, puisque cela nous permet de prendre confiance en soi et de réaliser la valeur que nous avons sur le marché.

(M) : La confiance en soi, c’est vraiment un point central dans le parcours de la plupart d’entre nous. Si nous comparons notre situation d’il y a deux ans par rapport à celle d’aujourd’hui, je pense que la coop nous a offert notre espace de confiance, non seulement en nos capacités professionnelles, mais aussi entrepreneuriales et humaines en général.

Si vous aviez un conseil à donner à une femme entrepreneuse qui hésite sur la forme juridique de son entreprise, que lui diriez-vous ?

(M) : Pars une coop ! (rires)

(F) : Trouve des ami.e.s, une ou deux personnes avec qui tu partages les mêmes besoins et intérêts; c’est comme cela nous avons lancé notre coop. Ensuite, ne pas hésiter à se renseigner, aller chercher de l’aide, des formations. Comme je le disais, la formation du Réseau COOP nous a vraiment donné une immense claque dans le dos pour commencer notre projet, autant au niveau du réseautage que de la formation professionnelle. Nous sommes des littéraires, donc monter une campagne marketing par exemple, nous n’allions pas le faire seules! Quand on est dans une coopérative, souvent on porte plusieurs chapeaux, mais c’est vraiment important de se souvenir que c’est correct de ne pas tout savoir, et pour que le projet fonctionne, il faut vraiment ajouter beaucoup d’eau au moulin, il faut aller chercher des ressources extérieures le plus possible.

(M) : Et se faire confiance !

Avez-vous un modèle de femme entrepreneuse inspirante ?

(F) : Je suis très inspirée par plein de petits projets horizontaux, autogérés, qui ont vu le jour et qui ont grandi, comme Cirquantique, des artistes de scène qui proposent des petits bijoux [NDLR : Cirquantique est une coopérative de travail qui a également été interviewée dans le cadre de cette campagne du 8 mars]. Sinon, j’avais d’autres ami.e.s en coopérative de travail qui m’ont inspirée pour démarrer mon entreprise et qui m’ont donné l’impression que c’était atteignable et possible. Nous avons des ami.e.s au Bâtiment 7,  notamment La Coulée, un atelier de fonderie géré par des femmes. Il y a aussi la coop Le Café Rond-Point qui est un café autogéré féministe. Nous avons quelques exemples en tête, oui.

(M) : Oui, il y a aussi la librairie L’Euguélionne, La Livrerie… Tout le réseau des coopératives à Montréal que nous avons eu la chance de rencontrer de près ou de loin. Ça nous fait sentir moins seules et, quand nous pouvons collaborer, c’est vraiment inspirant.

En 1 mot/phrase, être une femme entrepreneuse en coop ?

(F) : La solidarité, la complicité que j’arrive à avoir avec mes collègues. Et l’autonomie financière, professionnelle, intellectuelle.

(M) : J’ai trois mots : confiance, force et entraide.

Propos recueillis le 25 février 2021 par l’équipe du Réseau COOP lors d’un entretien zoom. 

Merci à Fannie et Marie d’avoir répondu à nos questions. Pour en savoir plus sur L’Argot.

* Nous avons choisi d’utiliser le terme « entrepreneuse » et non « entrepreneure » après avoir demandé conseil auprès de la coopérative l’Argot, spécialiste en services langagiers et écriture épicène. Le choix de ce terme apporte plus de visibilité à l’entrepreneuriat féminin.