Entrepreneuriat au féminin #6 : entrevue avec Ancrage

Dans le cadre de la journée internationale des droits des femmes le 8 mars, nous avons voulu mettre en lumière l’entrepreneuriat au féminin et les coopératives de notre réseau qui sont exclusivement ou très majoritairement dirigées par des femmes.

Émilie Bedel et Caroline Mouries, co-fondatrices de la coopérative Ancrage, ont répondu à nos questions.

 

Réseau COOP : Pouvez-vous présenter votre coop en quelques mots ?

Émilie Bedel (E) : Ancrage est la première coopérative de psychologie au Québec. Nous offrons des services de psychologie, mais aussi des ateliers gratuits pour des personnes plus vulnérables.

Caroline Mouries (C) : Nous sommes trois cofondatrices, Émilie et moi qui sommes psychologues, et Sophie qui est gestionnaire et qui s’occupe du volet administratif de notre coop. Depuis la fondation de la coop, nous avons accueilli trois nouvelles membres, toutes psychologues : Myriam, Ana et Vanessa. Nous sommes donc une équipe de six aujourd’hui, nous avons mis en place un processus d’intégration et ça se passe très bien.

Pourquoi avez-vous choisi le modèle coop ?

(E) : Nous avions vraiment envie de créer une coopérative de psychologues car nous nous retrouvions moins dans les modèles actuels de cliniques, qu’elles soient privées ou publiques; nous voulions aussi mettre les employé.e.s, le bien-être des psychologues au centre de l’organisation. Le modèle de la coopérative de travail répondait bien à nos besoins pour créer ce qu’on voulait à notre image : briser l’isolement des psychologues – on peut vite se retrouver très seul.e – mettre en avant le travail d’équipe, partager des connaissances, travailler ensemble, prendre des décisions de gestion – pour ce dernier point nous n’étions pas formées mais le Réseau COOP nous a beaucoup soutenues et formées.

Nous voulions aussi créer une coopérative car nous voulions avoir un impact social, aller à la rencontre de la communauté. Les listes d’attente pour obtenir un rendez-vous avec un.e psychologue sont de plus en plus grandes, particulièrement en ce moment, et seulement une certaine population a accès à ces services-là. Nous voulions aller à la rencontre des personnes plus vulnérables, offrir des ateliers sur différents thèmes (l’estime de soi, l’anxiété, le harcèlement sexuel et scolaire) pour différentes populations (adultes, personnes âgées, ados, parents, intervenants). Notre étude de marché réalisée dans le cadre du Parcours COOP nous a montré que les intervenants étaient aussi en demande de services pour pouvoir accueillir ces populations.

(C) : Les revenus que nous générons grâce à nos séances de thérapie nous permettent de mettre de côté un budget pour financer les ateliers communautaires.

Au niveau de l’ordre des psychologues du Québec, nous avons dû avoir un contact avec l’avocate qui travaille au sein de l’OPQ, on a dû faire reconnaître le modèle qui était encore inconnu. Ça a été une victoire car nous avons initié quelque chose au niveau de l’OPQ pour que le modèle de la coopérative de travail soit reconnu dans les modèles de travail, il y a une nouvelle ligne dans les formulaires administratifs.

En quoi ce modèle vous correspond en tant que femme entrepreneuse* ?

(C) : Nous sommes capables d’être très à l’écoute, prendre soin les unes des autres, d’être attentionnées : cela fait beaucoup de bien. Nous respectons la place de chacune, aucune ne parle par-dessus l’autre. Quand nous avons démarré le processus, nous avons souligné que nous étions capables de démarrer une entreprise.  Au début nous étions dans des croyances et nous pensions que c’était insurmontable. Aujourd’hui, avec notre vécu, nous pouvons dire à d’autres femmes entrepreneuses que c’est possible de créer son entreprise, et que c’est accessible.

(E) : Oui, et aussi nous nous trouvions jeunes, nous étions en début de carrière donc on s’est demandé si nous devions lancer tout de suite notre entreprise.

Quand on est psychologue, ce côté entrepreneur est aussi moins attendu, nous sommes un peu plus en retrait et peut-être un peu moins dans l’action, on se met moins en avant. Nous sommes vraiment allées chercher cela en nous, nous ne soupçonnions pas que nous aussi pouvions être dans l’action, des projets. Ça a été très stimulant pour nous de sortir de notre zone de confort.

(C) : J’aime dire que nous sommes entrepreneuses. C’est très valorisant.

Si vous avez une expérience passée dans un autre type d’entreprise, ressentez-vous une différence dans les relations de travail ?

(C) : C’est certain qu’à la coop, nous ne sommes pas du tout dans le même style de management ou de hiérarchie. J’ai eu plus de patrons que de patronnes, et j’ai notamment connu un directeur misogyne, qui savait toujours tout mieux que son employée… En démarrant notre coopérative, nous voulions faire autrement, prendre soin les unes des autres, être transparentes, donc oui il y a une différence.

(E) : Oui, le style de management est différent, plus transparent, nous avons plus de communication. Dans mon ancienne clinique, le manque de communication était énorme, il n’y avait pas de transparence, il fallait se battre pour être légitimes. Bref, c’était compliqué ! En coopérative, nous sommes moins dans des enjeux de pouvoirs et de rapports hiérarchiques.

(C) : Dans la coop, nous avons un mode de gestion très partagé, nous n’avons pas de hiérarchie de pouvoir mais plus une hiérarchie de responsabilités qui va avec les compétences. Les titres ne sont pas revendiqués au quotidien. Nous avons bien réparti les responsabilités, selon nos compétences et nos intérêts, nous sommes très à l’écoute de ces aspects.

(E) : Nous laissons beaucoup de liberté sur les choix d’apprentissage ou le développement de nouvelles compétences. Nous nous réunissons beaucoup, c’est très important pour notre travail de psychologues, mais aussi en tant que membre, pour faire le point sur la coop, comment ça va. Nous gardons cet espace de liberté pour pourvoir parler de tout et participer aux décisions, nous misons beaucoup sur la transparence.

(C) : Nous sentons que nous travaillons ensemble. Il n’y en a pas une qui détient les informations au détriment des autres.

Selon vous, est-ce que le modèle coop permet de réduire les inégalités salariales, plafond de verre, etc. dans la carrière d’une femme ?

(C) : Oui, cela pourrait être un levier. Si un homme intégrait notre coopérative demain, il aurait le même salaire ou responsabilités que nous, il n’y aurait rien de sous-jacent qui laisserait penser qu’il devrait prendre plus la parole ou avoir plus de responsabilités. Être membre d’une coopérative, c’est aussi partager des valeurs, avoir une vision du travail plus égalitaire : donc si un homme, ou même une femme, intégrait la coop, il ou elle partagerait ces valeurs.

(E) : Il faut savoir que les psychologues sont en majorité des femmes, donc nous ouvrons la voie pour démarrer des coopératives dans notre domaine et montrer le côté entrepreneuse en santé. Nous montrons que nous sommes aussi capables, que nous avons aussi les forces que l’on peut attribuer aux hommes. Être entrepreneuse, c’est faisable et surtout légitime.

(C) : Dans un modèle classique, nous voyons plus d’hommes que de femmes à la tête des entreprises. Si les coops peuvent être de plus en plus nombreuses, avoir plus de co-fondatrices, cela permettra aux femmes d’être plus visibles, d’avoir plus de place dans le monde du travail.

Est-ce que dans votre coop, le 8 mars c’est tous les jours ? Avez-vous quelques exemples concrets à partager ?

(C) : Oui, nous avons beaucoup de convictions féministes entre nous, même dans notre travail : nous recevons beaucoup de personnes qui ont subi des agressions sexuelles, du sexisme, des violences conjugales, etc. Nous le voyons tous les jours dans notre travail, et nous en parlons entre nous.

(E) : Oui, et nous avons la fierté d’avoir démarré la coopérative qui revient souvent. Nous avons une fierté à être des femmes et à être co-fondatrices, d’avoir la puissance d’avoir créé une entreprise : nous avions tellement interné l’idée que nous n’étions pas capables.

Si vous aviez un conseil à donner à une femme entrepreneuse qui hésite sur la forme juridique de son entreprise, que lui diriez-vous ?

(C) : Aller faire le Parcours COOP ! C’est tout de suite le modèle qui nous a parlé. Nous ne voulions plus avoir de hiérarchie.

(E) : Le modèle coop nous permet d’avoir notre voix un peu plus, chaque membre vote à parts égales. Nous recommandons à 100% le modèle coop, nous sommes vendues !

Avez-vous un modèle de femme entrepreneuse inspirante ?

(C) : Nous aimons beaucoup la coopérative l’Euguélionne. J’adore Victoire Taillon, elle incarne vraiment la femme qui ose parler, qui dénonce les choses, qui ose le faire.

(E) : Je suis d’accord. Je suis inspirée par les femmes qui se sont fait entendre. Christiane Taubira est une grande inspiration, qui dit les choses à la fois en force et en douceur. Elle rassemble les foules, elle porte sa voix, elle a toujours les mots qu’il faut, elle est impressionnante.

En 1 mot/1 phrase, être une femme entrepreneuse en coop ?

(E) : Donner sa voix

(C) : Fierté

Propos recueillis le 25 février 2021 par l’équipe du Réseau COOP lors d’un entretien zoom. 

Merci à Émilie et Caroline d’avoir répondu à nos questions. Pour en savoir plus sur Ancrage.

* Nous avons choisi d’utiliser le terme « entrepreneuse » et non « entrepreneure » après avoir demandé conseil auprès de la coopérative l’Argot, spécialiste en services langagiers et écriture épicène. Le choix de ce terme apporte plus de visibilité à l’entrepreneuriat féminin.