Entrepreneuriat au féminin #7 : entrevue avec Passerelles, coopérative en patrimoine

Dans le cadre de la journée internationale des droits des femmes le 8 mars, nous avons voulu mettre en lumière l’entrepreneuriat au féminin et les coopératives de notre réseau qui sont exclusivement ou très majoritairement dirigées par des femmes.

Frédérique Gagné-Thibault, cofondatrice de la coopérative en patrimoine Passerelles, et Andréane Nadeau, membre régulière et collaboratrice aux projets, ont répondu à nos questions.

 

Réseau COOP : Pouvez-vous présenter votre coop en quelques mots ?

Frédérique Gagné-Thibault (F) : Nous sommes une coopérative de travail en patrimoine. Nous offrons deux types de services : un volet de services-conseils, comprenant des études sur des bâtiments d’intérêt patrimonial et la formulation de recommandations pour leur conservation, entre autres, et un volet événementiel, animation, interprétation et mise en valeur du patrimoine.

Nous avons créé la coopérative il y a 4 ans. Le tout est parti d’un festival que l’on organisait avec les autres membres de notre cohorte, alors qu’on étudiait à la maîtrise en conservation du patrimoine, à l’université de Montréal. Nous nous sommes rendues compte qu’il y avait une demande pour faire connaître le patrimoine aux citoyens de Montréal, faire visiter des lieux méconnus, pointer des enjeux d’actualité, le tout à travers des événements accessibles, inclusifs multiformes et créatifs. Nos premiers contrats étaient donc plus axés sur l’événementiel.

Andréane Nadeau (A) : Ce sont Frédérique et Hélène, avec leurs collègues de l’époque, Mélissa et Odile qui ont cofondé la coop, je les ai rejointes l’an dernier. Je connaissais Frédérique grâce au programme de maîtrise même si nous n’étions pas dans la même cohorte, mais j’ai d’abord travaillé à Paris. J’ai joint la coop à mon retour, nous étions restées en contact, car elles cherchaient une nouvelle membre.

(F) : Andréane a un DESS en patrimoine moderne, elle amène une expertise supplémentaire plus pointue.

Pourquoi avez-vous choisi le modèle coop ?

(F) : Nous avons fait le test des valeurs de la Boussole Entrepreneuriale [NDLR: qui permet de dresser un portrait plus orienté entreprise privée, OBNL ou coop], que nous avons trouvée en faisant des recherches sur Internet. Nos résultats ont pointé vers la coopérative de travail, et nous nous reconnaissions bien dans le modèle, nous partagions des valeurs communes. Lors de l’organisation du festival, nous partagions bien les tâches, donc pourquoi ne pas embarquer dans ce modèle-là que nous connaissions peu? La nouvelle cohorte du Parcours COOP débutait en même temps, nous avons foncé! Nous avons pu bénéficier de cet accompagnement qui nous a vraiment aidé car nous n’avions aucune idée de comment démarrer une entreprise, nous ne connaissions aucun modèle, mais nous sentions qu’il y avait de la place pour nous. Le timing était parfait.

(A) : Même encore aujourd’hui, le Réseau COOP reste très présent dans notre accompagnement. C’est vraiment génial.

(F) : Le modèle coop de travail était celui qui faisait le plus de sens pour nous, le plus égalitaire : avoir une voix égale, moins de hiérarchie, être sur un pied d’égalité… nous étions séduites!

J’ajouterai que notre mission a un caractère social : faire connaître davantage le patrimoine pour mieux le protéger et le mettre en valeur, mais nous voulions aussi bien gagner notre vie. Le modèle coop venait s’arrimer parfaitement avec l’entrepreneuriat social.

La coop était dans la continuité de nos travaux d’équipe à l’université. Nous n’avions pas d’expérience sur le marché du travail, et ce n’était pas évident de trouver un poste en patrimoine à ce moment-là.

(F) : Nous avons été confrontées à cette réalité : nous n’avions pas le choix de faire notre place nous-mêmes.Il y avait un potentiel de développement pour les événements en patrimoine, nous savions que la réceptivité était bonne. La ville de Montréal nous a donné un premier contrat après deux des  trois éditions du festival Vivre le patrimoine que l’on avait organisées.

En quoi ce modèle vous correspond en tant que femme entrepreneuse* ?

(F) : Comme notre test des valeurs l’a révélé, nous sommes beaucoup dans le partage, l’harmonie, la recherche de consensus, le bien-être. Un modèle de travail non hiérarchique, sans structure rigide et sans boss, nous permettait de nous émanciper, développer nos habiletés, prendre notre place, gagner de la confiance, peaufiner nos outils. Nous reconnaissons chacune comme une égale dans la prise de décision.

(A) : Nous valorisons la place de l’autre autant que la nôtre. Nous sommes aussi chanceuses : nous sommes trois personnes qui s’entendent bien. La gouvernance horizontale est donc facilitée grâce à notre bonne entente, aux valeurs de vie et d’entreprise que nous partageons, à notre vision similaire. L’harmonie est facile pour nous. Nous nous sommes choisies, mais nous ne cessons pas de nous questionner pour que la coop reste à notre image, avec tous nos chapeaux de femme entrepreneuse, gestionnaire, employée. Nous sommes toujours dans une quête d’idéal et nous faisons un travail dans lequel nous pouvons nous accomplir. Je me sens puissante – je sens que je n’aurais cela nulle part ailleurs, je le vois quand j’en parle avec mon entourage. J’ai réalisé cela récemment, cela a changé ma vie, ma vision des choses et du travail, la place que je peux prendre, la personne que je peux devenir. Le modèle coop peut amener ce type de prise de conscience-là, si cela passe bien : je suis maître de ma vie.

(F) : Le modèle coop nous donne des leviers d’action : nous sommes responsables du déploiement des activités de la coop, cela nous pousse à la proactivité, au dépassement de soi, et cela donne confiance. C’est valorisant. Les gens sont impressionnés quand on leur raconte notre démarrage de la coop, cela aussi est valorisant.

Si vous avez une expérience passée dans un autre type d’entreprise, ressentez-vous une différence dans les relations de travail ?

(F) : Je n’ai pas d’expérience dans d’autres types d’entreprise, mais j’ai l’impression que oui. Nous avons tissé des liens solides, nous sommes sur le même pied d’égalité : nous pouvons nous parler facilement, adresser des problèmes, nous avons une bonne communication. Dans un modèle plus hiérarchique, je ne sais pas si les employés seraient autant à l’aise.

(A) : Je trouve que les enjeux de communication sont toujours difficiles, que l’on soit dans une sphère privée ou professionnelle. Dans le modèle coop, avec une hiérarchie très aplatie, nous pouvons créer un « safe space », nous n’avons pas de boss qui pourrait nous renvoyer si par exemple je partage une insatisfaction. Nous sommes toutes ensemble et notre but est que tout le monde se sente bien. S’il y avait des conflits, nous serions capables de créer un espace de dialogue, sans peur de réprimande, sans peur d’être mise à l’écart. Dans la coop, un membre égale un vote donc nous devons être dans la conciliation, et le modèle permet de créer des relations dans lesquelles nous nous sentons plus respectées.

(F) : Le lien de travail est sécurisant. Nous sommes amies, nous sommes de la même génération, nous avons beaucoup en commun. Dans le cas de l’intégration d’une nouvelle personne, nous avons une charte des valeurs et c’est important qu’elle les partage.

(A) : Oui, les valeurs sont quasiment plus importantes que les compétences, car les compétences s’acquièrent avec le temps. Il faut adhérer au projet de la coop, qui est aussi une vision du monde. Le modèle de la coop de travail est un peu méconnu mais quand on prend le temps de s’y intéresser, on se rend compte de la richesse du modèle.

Selon vous, est-ce que le modèle coop permet de réduire les inégalités salariales, plafond de verre, etc. dans la carrière d’une femme ?

(A) : Absolument, avec tout ce que nous avons dit depuis le début, nous sentons que c’est un modèle dans lequel nous sommes épanouies, fortes, respectées, nous prenons les devants.

(F) : Oui, à travers la prise de décision où un membre égale une voix, d’emblée cela abaisse les iniquités. Pour le moment nous travaillons entre femmes, donc nous verrons si ce sera un défi le jour où un homme rejoindra notre coop, mais le modèle fait en sorte qu’il y a moins d’iniquités.

Est-ce que dans votre coop, le 8 mars c’est tous les jours ? Avez-vous quelques exemples concrets à partager ?

(A) : Chaque jour, nous nous disons que nous sommes belles, fortes, indépendantes, fières.

(F) : C’est vrai que nous nous envoyons beaucoup d’amour et nous nous encourageons tous les jours! Je dirais aussi que l’on fait notre place dans l’espace public : cela passe par se faire inviter dans les colloques par exemple. Donc en prenant notre place nous faisons évoluer les perceptions, même si nous sommes jeunes, et si nous sommes des femmes.

(A) : Ce que tu dis est intéressant. Je me demande toujours : pendant combien de temps allons-nous être la relève?

(F) : Nous sommes plus dans des enjeux d’âge plutôt que de genre.

(A) : Nous vivons des enjeux de jeunes femmes, un jeune homme ne vivra pas forcément comme nous cet enjeu d’âge, il sera plutôt perçu comme novateur et son parcours sera valorisé.

Nous avons quand même la chance de travailler dans un espace avec plusieurs organisations d’économie sociale. Nous voyons un mouvement plus large de revendication quant à la place de nos entreprises dans l’écosystème global, qui peut amener un changement de paradigme à plusieurs niveaux, dont les enjeux de féminisme, minorités, communautés, etc. Nous sommes dans un momentum, les choses changent et vont continuer de changer. Je suis contente d’être à la place où je suis aujourd’hui car je sens que je peux faire partie de ce changement et y contribuer.

(F) : C’est vrai qu’il y a une constellation d’organismes qui collaborent et s’encouragent. Nous échangeons, nous faisons de la promotion réciproque : nous ne sommes pas dans la compétition, mais dans un esprit de collaboration. Il y a d’ailleurs beaucoup de coopératives dans ce mouvement.

Si vous aviez un conseil à donner à une femme entrepreneuse qui hésite sur la forme juridique de son entreprise, que lui diriez-vous ?

(F) : Cela dépend. Si elle est seule, ou si elle veut bâtir une équipe – elle doit alors trouver des partenaires qui partagent la même vision. Le modèle coop ouvre beaucoup de portes, il y a un important réseau de soutien – pour nous cela a été plus facile que ce que nous pensions. Mais tout dépend de son projet, de sa mission, ce qu’elle veut promouvoir, ses valeurs.

(A) : Il faut sortir des vieux carcans, c’est fini. Il faut arrêter de rester dans les vieilles affaires, avançons! Beaucoup de choses peuvent changer à travers les entreprises d’économie sociale, il faut montrer ces modèles, les faire rayonner. Quand j’en parle à mes amis, je leur dis : « mais lâche ta job, pars toi une coop! » (rires) Le modèle coop incarne les valeurs que beaucoup de gens de mon entourage partagent. Quand c’est le temps d’agir, comme cette femme qui veut démarrer une entreprise, choisis le modèle coop.

Avez-vous un modèle de femme entrepreneuse inspirante ?

(F) : nous avons été inspirées par deux entreprises : L’Enclume, qui comprend également plusieurs femmes, qui nous a inspiré sur le modèle coop en tant que tel, et Entremise, qui a été co-fondée par l’une de nos amies. La voir aller, être leader, prendre sa place, c’était vraiment inspirant.

En 1 mot/phrase, être une femme entrepreneuse en coop ?

(F) : Empouvoirement.

(A) : Reconnecter avec une puissance à l’intérieur de nous, se rendre compte qu’elle est là, cela fait du bien. On se sent alignées, qui on est, avec ce qu’on fait, la manière dont on le fait.

(F) : Cela nous donne du courage.

Propos recueillis le 1er mars 2021 par l’équipe du Réseau COOP lors d’un entretien zoom. 

Merci à Andréane et Frédérique d’avoir répondu à nos questions. Pour en savoir plus sur Passerelles, coopérative en patrimoine.

* Nous avons choisi d’utiliser le terme « entrepreneuse » et non « entrepreneure » après avoir demandé conseil auprès de la coopérative l’Argot, spécialiste en services langagiers et écriture épicène. Le choix de ce terme apporte plus de visibilité à l’entrepreneuriat féminin.